Dans son best-seller Sapiens, une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2015), Yuval Noah Harari a profondément marqué la réflexion contemporaine en rappelant le rôle des mythes et des récits dans la construction des sociétés humaines. L’idée centrale que « le pouvoir des hommes repose sur des fictions collectives (Harari) » irrigue son œuvre et éclaire la manière dont Homo sapiens a su s’imposer comme espèce dominante.
L’importance des mythes anciens
Pour cet historien, ce qui distingue l’homme des autres animaux, ce n’est pas seulement l’intelligence ou la capacité à fabriquer des outils, mais la faculté unique de raconter des histoires, de créer des mythes et d’y faire adhérer des groupes entiers d’individus. « L’homme est l’animal qui a créé le storytelling et les gossips. Il possède cette capacité à construire des mythes et donc du collectif autour d’idées qui rassemblent (Harari) ».
Cette capacité à croire en des réalités imaginaires – qu’il s’agisse de dieux, de nations, d’entreprises ou de droits de l’homme – a permis à des millions d’individus de coopérer à grande échelle. Harari insiste : « Ce qui va faire ce ‘mythe commun’, c'est cette capacité à raconter des histoires efficaces, car la difficulté n'est pas de raconter des histoires, mais de convaincre tous les autres d'y croire ». C’est ce qu’il nomme la « réalité imaginaire », qui structure nos sociétés bien plus que les réalités matérielles.
Plus encore, il écrit : « L’ordre est imaginaire (…) et un ordre imaginaire ne saurait être maintenu que si de grandes sections de la population – notamment de l’élite et des forces de sécurité – y croient vraiment (…). Le système économique moderne n’aurait pas duré un seul jour si la majorité des investisseurs et des banquiers ne croyaient pas au capitalisme ».
Mythes modernes : capitalisme, nation, progrès
Les grands mythes d’aujourd’hui qui structurent nos sociétés ne sont plus tant religieux que politiques, économiques ou technologiques. Parmi eux, Harari cite :
- Le capitalisme et la croissance infinie
- La nation et l’État-nation
- Les droits de l’homme
- Le progrès technologique et la foi dans l’intelligence artificielle
Ces récits, aussi puissants soient-ils, ne sont pas des vérités objectives, mais des constructions collectives. « Comment faire croire à un ordre imaginé tel que le christianisme, la démocratie ou le capitalisme ? D’abord, il ne faut jamais admettre que l’ordre est imaginé ».
Pourquoi dépasser ces mythes ?
L’auteur met en garde contre le danger de s’enfermer dans des récits dominants, qui peuvent devenir des carcans et empêcher l’émergence de nouveaux possibles. Il rappelle que la force des mythes est aussi leur faiblesse : ils peuvent être changés, remplacés, dépassés. « La coopération humaine à grande échelle reposant sur des mythes, il est possible de changer les formes de coopération en changeant les mythes, en racontant des histoires différentes (Harari) ».
Face aux défis contemporains – crise écologique, montée des inégalités, bouleversements technologiques – il devient urgent de réinventer nos récits. Harari souligne d’ailleurs l’importance d’une société capable de questionner ses propres croyances : « Une société de gens courageux prêts à admettre leur ignorance et à soulever des questions difficiles est habituellement plus prospère mais aussi plus pacifique que les sociétés où tout le monde accepte aveuglément une seule réponse ».
Le design fiction et les nouveaux récits : ouvrir d’autres futurs
Pour dépasser les mythes actuels, de nouvelles pratiques émergent, comme le design fiction. Cette approche consiste à imaginer, matérialiser et raconter des futurs alternatifs à travers des scénarios, des artefacts ou des récits immersifs. Le design fiction ne vise pas à prédire l’avenir, mais à ouvrir l’imaginaire collectif, à questionner nos usages, normes et valeurs, et à susciter la controverse pour bousculer les idées dominantes.
La fiction, dans ce contexte, devient un outil de critique et de transformation : « Elle permet de remettre en question nos pratiques actuelles et de projeter des mondes possibles, en suscitant une controverse dialectique pour bousculer les idées dominantes ». Le design fiction aide ainsi à « faire croître notre imaginaire », à sortir des schémas convenus et à créer une culture du futur capable de dérouter les trajectoires toutes tracées.
Ainsi, parce qu’ils cimentent nos sociétés mais qu’ils ne sont pas figés, les grands récits d’aujourd’hui – capitalisme, progrès technologique, nation – doivent plus que jamais être interrogés, dépassés, renouvelés. Le design fiction et les nouveaux récits constituent des outils précieux pour imaginer d’autres futurs, plus ouverts, plus justes, et permettre à l’humanité de « changer les formes de coopération en changeant les mythes, en racontant des histoires différentes (Harari) ».